Cet article marquera le point final de La semaine islandaise organisée sur mon blog. Je ne pouvais pas terminer cette série d’articles sans vous parler du travail réalisé par les traducteurs, qui rendent ces lectures possibles et qui sont le pilier permettant à un auteur islandais de se faire connaître ailleurs que chez eux.
Jean-Christophe Salaün a accepté de répondre à quelques questions autour de son métier de traducteur, et c’est dans une passionnante interview qu’il vous explique sa profession.
Vous êtes prêts ?
Lumière sur Jean-Christophe Salaün !
- Bonjour Jean-Christophe, peux-tu te présenter aux lecteurs en quelques mots stp ?
Eh bien : je m’appelle Jean-Christophe Salaün, j’ai 33 ans, j’habite à Caen en Normandie, je suis un passionné d’Islande et plus particulièrement de littérature islandaise, passions qui m’ont assez naturellement mené vers la traduction littéraire, qui occupe l’essentiel de mes journées aujourd’hui. J’ai commencé par faire des études d’anglais, pensant que les débouchés seraient plus nombreux, mais j’ai vite déménagé en Islande où j’ai repris mes études à zéro pour me consacrer entièrement à l’apprentissage de cette langue qui me fascinait depuis l’adolescence. J’ai vécu six ans à Reykjavík, puis je suis rentré en France en 2012 au terme de mon master de traductologie. Aujourd’hui, en plus de mon métier de traducteur, j’ai le privilège d’enseigner la langue islandaise à l’Université de Caen. C’est un autre rapport à la langue, mais c’est absolument passionnant, et j’apprends énormément.
- Depuis combien de temps es-tu traducteur ?
J’ai signé mon premier contrat de traduction alors que je n’avais pas encore terminé mon master (je m’apprêtais à rendre mon mémoire). C’était en 2012, ça fait donc un peu plus de sept ans.
- Qu’est-ce qui t’a donné envie de te tourner vers l’islandais, c’est une langue assez peu courante ?
J’ai découvert la langue islandaise par l’intermédiaire de la musique, qui est une autre de mes grandes passions. J’étais fasciné par la sonorité de cette langue, par son rythme, sa mélodie à la fois âpre et douce. Je la trouvais austère et chaleureuse, solennelle et intime, lointaine et familière ; en somme, pleine de ces contradictions qui caractérisent l’Islande elle-même, et que j’aime tant. Cette fascination m’a poussé à vouloir en apprendre plus sur le pays lui-même, et à chaque fois que je découvrais quelque chose, j’avais d’autant plus envie de m’y rendre. C’est une histoire d’amour – j’ai parfois du mal à expliquer ce qui m’a poussé vers cette langue et ce pays, quelque chose de l’ordre de l’instinct, sans doute.
- Comment se déroule une traduction ?
Chaque traduction a une histoire différente, j’aurais donc bien du mal à donner un modèle type. Mais en général, un éditeur m’envoie dans un premier temps un livre pour lecture : on me demande de faire un rapport, d’expliquer en quoi le livre est bon, si je l’ai aimé, si je jugerais opportun de le traduire en français. Ce rapport aide l’éditeur, qui ne lit pas l’islandais, à se faire une idée plus précise que sur un simple résumé. S’il décide d’acheter les droits du texte, alors nous décidons ensemble d’une date de remise. Une fois mon manuscrit rendu, l’éditeur le relit et me suggère des corrections (souvent d’ordre stylistique : reformuler telle phrase un peu « lourde », etc.). C’est une étape fondamentale qui permet de prendre un peu de recul sur une traduction. Enfin, le livre est envoyé à la composition, c’est-à-dire la mise en page, puis à un correcteur ou une correctrice qui va aller chercher les dernières fautes d’orthographe ou de grammaire, les éventuels soucis de mise en page (une césure malheureuse, un italique mal placé, etc.), ou autres erreurs qui auraient pu passer entre les mailles du filet. On me redonne ensuite le texte pour que je valide ces différents changements, et je renvoie le tout à l’éditeur pour impression.
- A quelles difficultés un traducteur est-il confronté lors de son travail ?
La traduction est dans son essence même problématique. Il y a une résistance constante. Un texte islandais n’est pas fait pour « fonctionner » en français. L’écriture en islandais est fondamentalement différente de l’écriture en français, les auteurs n’évoluent pas avec le même bagage, la même histoire littéraire, la tradition est autre et les références nous sont, pour la plupart, inconnues. En tant que traducteurs, il nous faut donc composer avec tous ces aspects, trouver un équilibre entre la nécessaire adaptation de certaines tournures et le respect du texte original. Quand je dis le respect, ce n’est d’ailleurs pas forcément le respect des mots exacts : la fidélité à un texte n’est pas nécessairement la fidélité à la lettre, ce peut être la fidélité à un esprit, à « l’âme » d’un texte, concept certes un peu galvaudé et pas vraiment scientifique, mais en traduction littéraire, nous avons à faire à des œuvres de création artistique, difficile d’y appliquer une méthodologie stricte.
- Comment t’es-tu fait connaître dans le monde de l’édition ?
C’est un heureux hasard. Comme je le disais, j’étais en train de terminer mon mémoire de master lorsqu’une amie m’a transmis une annonce qu’elle avait vu passer sur Twitter : une éditrice recherchait un traducteur d’islandais. J’ai obtenu ses coordonnées, et elle m’a mis en contact avec Florence Noblet, à l’époque directrice des traductions aux Presses de la Cité, qui avaient acquis les droits du roman La Femme à 1000° de Hallgrímur Helgason. J’ai fait un petit essai de traduction d’une dizaine de pages, puis nous nous sommes entretenus par téléphone et Florence a décidé de m’accorder sa confiance. Je lui en serai toujours reconnaissant. Elle m’a aussi beaucoup accompagné tout au long de la traduction. C’était un texte long et difficile, et je n’avais que peu d’expérience. J’ai énormément appris au cours de ces neuf mois de travail. Après cela, j’ai enchaîné sur un autre roman du même auteur (écrit en anglais, donc traduit de cette langue). Au total, nous avons fait six traductions ensemble avec les Presses de la Cité, puis j’ai rencontré Laure Leroy, des éditions Zulma, et aussi Anne-Marie Métailié, par l’intermédiaire d’Eric Boury, grand traducteur de l’islandais, devenu aujourd’hui un ami qui m’est cher. Maintenant que je fais ce métier depuis sept ans, je suis davantage sollicité, et j’ai la chance de travailler avec des maisons d’édition très différentes les unes des autres, sur des textes tout aussi variés. Cette grande variété de textes, d’expériences, est vraiment l’un des aspects que je préfère dans la traduction.
- Combien de temps en moyenne passes-tu sur la traduction d’un livre ? Quels sont les délais imposés par les maisons d’édition ?
Cela dépend de plusieurs aspects : la longueur du texte, la difficulté, si c’est la première fois que je traduis l’auteur, s’il s’agit d’un premier roman ou d’un auteur déjà traduit (auquel cas, il y a une attente des lecteurs français, donc une plus grande « urgence »). En moyenne, je dirais que je peux traduire confortablement une dizaine, voire une quinzaine de pages par jour, si je me consacre uniquement à la traduction. Mais comme je l’ai expliqué, j’enseigne aussi, je ne peux donc pas traduire à ce rythme tous les jours. Ceci étant, pour te donner un exemple concret : je mets deux à trois mois à traduire un roman de Lilja Sigurðardóttir, que tu connais bien. Évidemment, c’est une autrice que je commence à connaître, ayant traduit quatre textes d’elle. Son style m’est de plus en plus familier, certains réflexes de traduction me viennent plus facilement, même si chaque roman a ses difficultés propres, bien sûr. Traduire un « nouvel » auteur prend toujours un peu plus de temps : il faut découvrir sa plume, réfléchir à la façon de la transmettre en français.Je ne dirais pas que les maisons d’édition m’imposent des délais. Si je sais que je ne peux pas tenir un délai, je me vois contraint de refuser. La traduction, c’est un processus délicat qui nécessite forcément un peu de temps, même avec toute la bonne volonté du monde. Enfin, on parvient généralement à trouver un compromis. Les éditeurs savent que les traducteurs de l’islandais sont peu nombreux, donc très sollicités, et qu’il faut parfois s’armer de patience. Si on me propose une nouvelle traduction aujourd’hui, par exemple, il me sera difficile de la rendre avant le printemps 2021 – sauf changement de dernière minute, ce qui peut toujours arriver. De mon côté, je sais aussi très bien que les éditeurs ne peuvent pas attendre trop longtemps pour la publication d’un ouvrage. J’essaie donc toujours de faire au mieux.
- Penses-tu que le métier de traducteur/trice manque aujourd’hui de reconnaissance ?
C’est de moins en moins le cas, semble-t-il. On parle de plus en plus de traduction, on laisse de plus en plus la parole aux traducteurs (cette interview en est la preuve, et je t’en remercie !). Les festivals littéraires commencent à organiser des rencontres autour de la traduction. Pour moi qui participe par exemple beaucoup aux Boréales de Caen (ville où j’habite), je vois un vrai intérêt du public pour cette pratique, pour ce métier. C’est évidemment sans oublier les festivals qui y sont entièrement consacrés. Nous devons beaucoup au travail des syndicats et associations de traducteurs comme l’ATLF (Association des Traducteurs Littéraires de France), ATLAS ou la SFT (Société Française des Traducteurs), qui se battent toujours pour que les traducteurs bénéficient de cette reconnaissance. Il y a encore des progrès à faire, il arrive encore fréquemment que les traducteurs ne soient pas cités dans les médias ou les prix littéraires – comme si ces ouvrages si appréciés étaient apparus en français par l’opération du Saint-Esprit ! Néanmoins, la situation s’arrange peu à peu.
- Je te laisse carte blanche pour terminer cette interview !
Un grand merci à toi, ainsi qu’à tes lecteurs. Je lis fréquemment tes articles et je me réjouis de voir cet enthousiasme autour de la littérature. A une époque où on « oublie » parfois de prendre le temps de lire, de savourer cette parenthèse loin des réseaux sociaux et de nos vies au rythme effréné, c’est un vrai baume au cœur. Je pense aussi qu’Internet a joué et continue de jouer un rôle très important dans la reconnaissance du métier de traducteur, mais aussi dans la découverte de cette culture islandaise si riche et encore quasiment inconnue il y a une dizaine ou quinzaine d’années. Alors le mot de la fin sera simple : continuons de partager !
Merci infiniment d’avoir pris le temps de répondre à mes questions !